A l’époque (en 2012), on pouvait investir dans Intel en faisant feu d’une thèse à la fois simple et efficace : un monopole en croissance et à dix fois les profits, ça ne se refuse pas — en fait, un coup à la Barrage Capital.
Coût de Reproduction des Actifs
Mais il existait une autre façon d’approcher l’entreprise, d’esquisser une valorisation, et de s’assurer qu’on payait substantiellement moins que sa valeur intrinsèque (un étalon au demeurant précaire, imprécis et fluctuant) pour l’acquérir : par le coût de reproduction de ses actifs.
Au cours de son existence, Intel a continuellement réinvesti un cinquième de son chiffre d’affaires dans le développement de sa franchise, c’est à dire dans l’avantage compétitif de sa marque : sa R&D et son marketing.
Ces investissements ont été superbement rentabilisés (tout l’inverse de chez Fiat ou Peugeot par exemple), souvent pour un ROI supérieur à 20% par an — une rentabilité très supérieure au coût du capital, même estimé à partir d’hypothèses conservatrices — et des cash-flows en croissance continue à long terme.
Rappelons-le, une entreprise vit sur un cycle : une fois créée, elle lève du capital (qui n’est pas gratuit, et lui est donc confié par ses créanciers et actionnaires moyennant un certain coût), qu’elle réinvestit dans ses opérations pour tenter de réaliser un profit.
Investissement boursier 101 : la création de valeur d’une entreprise est donc l’écart entre le coût et la rentabilité de son capital.
R&D et Marketing
Chez Intel, si on capitalisait ces investissements en R&D et marketing (disons à dix ou quinze ans, options valables dans le cas présent puisqu’il s’agit d’une authentique R&D de première classe), on obtenait un certain coût de reproduction des actifs (en clair, ce qu’il en coûterait à un concurrent si d’aventure il ambitionnait de faire jeu égal avec Intel) très nettement supérieur au prix affiché par le marché (la capitalisation boursière). La situation n’était pas sans rappeler Sanofi.
Autrement dit, la décote était substantielle. D’aucuns pouvaient même parler de net-net à la Graham & Dodd — à condition toutefois de tangibiliser la R&D, hypothèse typiquement audacieuse mais pas dans le cas d’Intel, puisque le portefeuille de propriétés intellectuelles du géant du microprocesseur nous apparaît très “tangible” (au contraire de celui de Genfit par exemple).
IBM ou Oracle ont certainement les ressources nécessaires à la dite reproduction des actifs d’Intel — mais ils ne peuvent guère concurrencer ni s’aligner, puisqu’ils n’auront pas les mêmes ventes, donc pas le même coût de production par unité vendue, et donc pas la même rentabilité sur leurs dits investissements de R&D et de marketing.
Plus Intel continue de réinvestir un cinquième de son chiffre d’affaires sur ces deux éléments, plus son avantage compétitif sur le segment des microprocesseurs continue (inexorablement) de croître. Pour IBM, Oracle ou tout autre téméraire, croiser le fer serait une proposition perdante.
Voici pourquoi l’extraordinaire R&D capitalisée d’Intel (et dans une certaine mesure son marketing) est souvent qualifiée d’actif non-reproductible. Logiquement — et, rappelons-le, la finance n’est efficiente que si servie par la logique — Intel devrait donc coter au moins à la valeur de reproduction de ses actifs.
Mais de combien, c’est parfaitement impossible à dire.
Intel : Capacité Bénéficiaire
Valoriser par la capacité bénéficiaire souffre de bien trop d’inexactitudes — car dépendant de trop d’hypothèses.
Par exemple, quel pourcentage du chiffre d’affaires sera réinvesti dans la R&D ? Pour quel(s) projet(s), et pour quel(s) retour(s) sur investissement ? (La R&D est habituellement considérée comme une dépense, mais dans le cas d’Intel il s’agit d’un investissement puisqu’il a créé de la valeur sur les exercices suivants).
Bref, la seule chose qu’on pouvait avancer avec une (relative) assurance, c’est que si l’entreprise cotait nettement sous la valeur de reproduction de ses actifs, alors il s’agissait (sans doute) d’une bonne affaire en bourse.
Présenté autrement, un actif rentable (un actif dont le retour sur investissement est supérieur à son coût du capital) qui cote sous sa valeur de reproduction est intéressant (en revanche, un actif non rentable peut parfaitement justifier une cotation sous sa valeur de reproduction)… Mais comme rien n’est jamais parfait (à l’exception de notre gazière canadienne phénoménalement décotée), si on saura quand l’acheter, on ne saura hélas jamais quand le vendre.
Peut-être s’agit-il ici de la raison pour laquelle Warren Buffett ne s’est jamais résolu à vendre ses franchises Coca-Cola ou American Express ?
Intel : Franchise & Avantage Concurrentiel
Pour en revenir à Intel et à la définition d’une franchise telle que l’investisseur doit l’entendre : c’est le fruit d’un investissement dans des actifs (R&D, image de marque, patrimoine immobilier, réseau de distribution, etc.) qui produisent un tel rendement et confèrent une telle échelle qu’ils ne peuvent plus être reproduits, même par un concurrent qui disposerait des ressources financières adéquates.
C’est le fameux “moat” (en anglais : la douve qui entoure un château fort) si souvent évoqué par Buffett et ses disciples. Les meilleurs business — ceux qui sur la durée continuent de générer d’importants retours sur capitaux, nonobstant les tentatives de la concurrence pour croquer une part du gâteau — sont typiquement entourés d’un moat.
Les autres ont beau tenter de l’enjamber, rien n’y fait, ils finissent noyés.